LE BAL DES PHILOSOPHES – HEIDEGGER. L’ANIMAL A-T-IL UN MONDE ?

LE BAL DES PHILOSOPHES – HEIDEGGER. L’ANIMAL A-T-IL UN MONDE ?

SIX PENSEURS QUI ONT FAIT LE XXe SIÈCLE

Présenté par Martin LEGROS

Piano : Pierre-François BLANCHARD

 

Martin Heidegger : L’animal a-t-il un monde ? 

Depuis l’Antiquité, les philosophes n’ont cessé de réfléchir à la différence entre l’homme et l’animal et nombre d’entre eux ont même proposé de définir l’homme sur le fond de cette différence – l’homme est un animal social, doué de langage, de raison, de liberté, de culture, etc.). Dans un cours magistral de 1929, professé deux ans après son grand livre Être et temps, Martin Heidegger remet cette interrogation sur le chantier en faisant de l’accès au monde le fondement de cette différence. La pierre, soutient-il, est « sans monde », l’animal est « pauvre en monde » tandis que l’homme est « configurateur de monde ». Une proposition à creuser à l’heure où s’efface l’évidence de la distinction entre l’homme et l’animal. 

Extrait : Martin Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde, finitude, solitude (1929-1930)

« La pierre est sans monde. La pierre se trouve par exemple sur le chemin. Nous disons : la pierre exerce une pression sur le sol. En cela, elle « touche » la terre. Mais ce que nous appelons là « toucher » n’est nullement tâter. Ce n’est pas la relation qu’a un lézard avec une pierre lorsque lorsqu’au soleil il est allongé sur elle. Ce contact de la pierre et du sol n’est pas, a fortiori, le toucher dont nous faisons l’expérience lorsque notre main repose sur la tête d’un être humain. Le fait d’être posé sur…, le toucher, est fondamentalement différent dans tous ces trois cas. Revenons à la pierre : en se trouvant sur la terre, la pierre ne tâte pas celle-ci. La terre n’est pas pour la pierre donnée comme appui, comme ce qui la soutient elle – la pierre. Moins encore est-elle donnée comme terre. Et surtout, la pierre en étant posée sur la terre, ne peut rechercher cette terre comme telle. La pierre se trouve sur le chemin. Si nous la jetons dans le pré, elle y reste. Nous la poussons dans un fossé rempli d’eau : elle tombe au fond et y reste. Selon les circonstances, elle se présente toujours ici ou là, parmi et entre d’autres choses, de telle façon que cela parmi quoi elle se trouve être ne lui est essentiellement pas accessible. La pierre, dans son être de pierre, n’a absolument aucun accès à quelque autre chose parmi quoi elle se présente, en vue d’atteindre et de posséder cette autre chose comme telle. C’est la raison pour laquelle elle ne peut finalement pas non plus être privée […]  L’absence de monde propre à un étant veut dire maintenant :  absence d’accès – qui fait partie du genre d’être de l’étant en question et qui caractérise toujours ce genre d’être précisément -, absence d’accès, donc, à l’étant (en tant qu’étant) parmi lequel est l’étant de ce genre d’être. Il n’est pas possible de faire passer pour un défaut cette absence d’accès propre à la pierre. 

Le lézard ne se trouve pas simplement sur la pierre chauffée au soleil. Il a recherché la pierre, et il a l’habitude de la rechercher. Éloigné d’elle, il ne reste pas n’importe où : il la cherche de nouveau – qu’il la retrouve ou non, peu importe. Il se chauffe au soleil. C’est ainsi que nous parlons, bien qu’il soit douteux qu’en cette circonstance il se comporte comme nous lorsque nous sommes allongés au soleil, bien qu’il soit douteux que le soleil lui soit accessible comme soleil, bien qu’il soit douteux qu’il puisse faire l’expérience de la roche comme roche. Néanmoins, son rapport au soleil et à la roche est autre que le rapport de la pierre qui se trouve être là et est chauffée au soleil. Même si nous évitons toute explication psychologique fausse, et précipitée, du mode d’être du lézard, et même si nous ne « mettons pas en lui » ce que nous ressentons nous-mêmes, nous voyons malgré tout dans le genre d’être du lézard, de l’animal, une différence par rapport au genre d’être d’une chose matérielle. La roche sur laquelle le lézard s’étend n’est certes pas donnée en tant que roche, roche dont il pourrait interroger la constitution minéralogique. Le soleil auquel il se chauffe ne lui est certes pas donné comme soleil, soleil à propos duquel il pourrait poser des questions d’astrophysique et y répondre. Cependant, le lézard n’est pas davantage simplement juxtaposé à la riche et parmi d’autres choses (par exemple le soleil), se trouvant être là comme une pierre qui se trouve à côté du reste. Le lézard a une relation propre à la roche, au soleil et à d’autres choses. On est tenté de dire : ce que nous rencontrons là comme roche et comme soleil, ce sont, pour le lézard, précisément des choses de lézard. Quand nous disons que le lézard est allongé sur la roche, nous devrions raturer le mot « roche » pour indiquer que ce sur quoi le lézard est allongé est certes donné d’une façon ou d’une autre mais n’est pas reconnu comme roche.  La rature du mot ne signifie pas seulement : prendre quelque chose d’autre et comme quelque chose d’autre. La rature signifie plutôt que la « roche » n’est absolument pas accessible comme étant. 

Le brin d’herbe sur lequel grimpe un insecte n’est nullement pour celui-ci un brin d’herbe, ni la partie possible de ce qui deviendra une botte de foin, grâce à laquelle le paysan nourrira sa vache. Le brin d’herbe est une voie d’insecte, sur laquelle celui-ci ne cherche pas n’importe quel aliment mais bien la nourriture de l’insecte. L’animal a, comme animal, des relations précises à sa nourriture propre et à ses proies, à ses ennemis, à ses partenaires sexuels […] Il séjourne toujours, pour la durée de sa vie, dans un milieu précis, que ce soit dans l’eau, que ce soit dans l’air ou que ce soit dans les deux. Il y séjourne de telle façon que ce milieu qui lui appartient est imperceptible pour lui, mais que c’est précisément le déplacement hors du milieu adéquat dans un milieu étranger qui déclenche aussitôt la tendance à l’évitement et au retour. Ainsi, toutes sortes de choses sont accessibles à l’animal, et pas n’importe quelles choses dans n’importe quelles frontières. Sa manière d’être, que nous appelons la vie, n’est pas sans accès à ce qui est en plus à coté de lui, ce parmi quoi il se présente comme être vivant qui est. En raison de ce lien, on dit donc que l’animal a son monde ambiant et qu’il se meut en lui. Dans son monde ambiant, l’animal est, pour la durée de sa vie, enfermé comme dans un tuyau qui ne s’élargit ni ne se resserre. Si nous comprenons monde comme accessibilité de l’étant, comment pouvons-nous alors soutenir, là où l’animal a a manifestement accès, que l’animal est pauvre en monde – et cela au sens où être pauvre veut dire : être privé ? Si l’animal a l’étant accessible autrement et dans des frontières plus étroites, il n’est cependant pas privé du monde absolument. L’animal a du monde. De l’animal ne fait justement pas partie la privation pure et simple du monde. »  

(Martin Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde, finitude, solitude, trad. de l’allemand Daniel Panis, Gallimard, 1992, pp. 293- 295). 

 

Six lectures participatives de petits extraits décisifs des grands textes philosophiques du XXe siècle, de NIETZSCHE à SARTRE, accompagnés de musique improvisée. Pour se coltiner en direct et de manière vivante aux grands moments de la philosophie.

Après une courte introduction qui présente le philosophe et l’œuvre du jour, on lit ensemble, ligne à ligne, le texte en essayant d’en comprendre les articulations fondamentales mais aussi les questions qu’il soulève. Tout au long de la séance, Martin Legros incite le public à réagir au texte pour en interroger le sens.

Philosophe et journaliste, Martin Legros est rédacteur en chef de Philosophie magazine et de Philomag.comIl est l’auteur de Pantopie (Le Pommier), entretiens avec Michel Serres et de Que faire ? Dialogue entre Alain Badiou et Marcel Gauchet (Philosophie magazine Editions), il dirige la collection 20 Penseurs (Philosophie magazine Editeur).

 
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