LE BAL DES PHILOSOPHES – BEAUVOIR ET LE « DEUXIÈME » SEXE

LE BAL DES PHILOSOPHES – BEAUVOIR ET LE « DEUXIÈME » SEXE

SIX PENSEURS QUI ONT FAIT LE XXe SIÈCLE

Présenté par Martin LEGROS

Piano : Pierre-François BLANCHARD

Six lectures participatives de petits extraits décisifs des grands textes philosophiques du XXe siècle, de NIETZSCHE à SARTRE, accompagnés de musique improvisée. Pour se coltiner en direct et de manière vivante aux grands moments de la philosophie.

Après une courte introduction qui présente le philosophe et l’œuvre du jour, on lit ensemble, ligne à ligne, le texte en essayant d’en comprendre les articulations fondamentales mais aussi les questions qu’il soulève. Tout au long de la séance, Martin Legros incite le public à réagir au texte pour en interroger le sens.

Philosophe et journaliste, Martin Legros est rédacteur en chef de Philosophie magazine et de Philomag.comIl est l’auteur de Pantopie (Le Pommier), entretiens avec Michel Serres et de Que faire ? Dialogue entre Alain Badiou et Marcel Gauchet (Philosophie magazine Editions), il dirige la collection 20 Penseurs (Philosophie magazine Editeur).

 

Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Gallimard (1949)

« Tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il y a dans l’espèce humaine des femelles ; elles constituent aujourd’hui comme autrefois à peu près la moitié de l’humanité ; et pourtant on nous dit que « la féminité est en péril » ; on nous exhorte : « Soyez femmes, restez femmes, devenez femmes. » Tout être humain femelle n’est donc pas nécessairement une femme ; il lui faut participer de cette réalité mystérieuse et menacée qu’est la féminité. Celle-ci est-elle sécrétée par les ovaires ? ou figée au fond d’un ciel platonicien ? Suffit-il d’un jupon à frou-frou pour la faire descendre sur terre ? Bien que certaines femmes s’efforcent avec zèle de l’incarner, le modèle n’en a jamais été déposé. On la décrit volontiers en termes vagues et miroitants qui semblent empruntés au vocabulaire des voyantes. Au temps de saint Thomas, elle apparaissait comme une essence aussi sûrement définie que la vertu dormitive du pavot. Mais le conceptualisme a perdu du terrain : les sciences biologiques et sociales ne croient plus en l’existence d’entités immuablement fixées qui définiraient des caractères donnés tels que ceux de la Femme, du Juif ou du Noir ; elles considèrent le caractère comme une réaction secondaire à une situation. S’il n’y a plus aujourd’hui de féminité, c’est qu’il n’y en a jamais eu. Cela signifie-t-il que le mot « femme » n’ait aucun contenu ? C’est ce qu’affirment vigoureusement les partisans de la philosophie des lumières, du rationalisme, du nominalisme : les femmes seraient seulement parmi les êtres humains ceux qu’on désigne arbitrairement par le mot « femme » ; en particulier les Américaines pensent volontiers que la femme en tant que telle n’a plus lieu ; si une attardée se prend encore pour une femme, ses amies lui conseillent de se faire psychanalyser afin de se délivrer de cette obsession. (…) Mais le nominalisme est une doctrine un peu courte ; et les antiféministes ont beau jeu de montrer que les femmes ne sont pas des hommes. Assurément la femme est comme l’homme un être humain : mais une telle affirmation est abstraite ; le fait est que tout être humain concret est toujours singulièrement situé. Refuser les notions d’éternel féminin, d’âme noire, de caractère juif, ce n’est pas nier qu’il y ait aujourd’hui des Juifs, des Noirs, des femmes : cette négation ne représente pas pour les intéressés une libération, mais une fuite inauthentique. Il est clair qu’aucune femme ne peut prétendre sans mauvaise foi se situer par-delà son sexe. […]

En vérité il suffit de se promener les yeux ouverts pour constater que l’humanité se partage en deux catégories d’individus dont les vêtements, le visage, le corps, les sourires, la démarche, les intérêts, les occupations sont manifestement différents : peut-être ces différences sont-elles superficielles, peut-être sont-elles destinées à disparaître. Ce qui est certain c’est que pour l’instant elles existent avec une éclatante évidence. […]

Si sa fonction de femelle ne suffit pas à définir la femme, si nous refusons aussi de l’expliquer par « l’éternel féminin » et si cependant nous admettons que, fût-ce à titre provisoire, il y a des femmes sur terre, nous avons donc à nous poser la question : qu’est-ce qu’une femme ? […]

L’énoncé même du problème suggère aussitôt une première réponse. Il est significatif que je le pose. Un homme n’aurait pas idée d’écrire un livre sur la situation singulière qu’occupent dans l’humanité les mâles. Si je veux me définir je suis obligée d’abord de déclarer : « Je suis une femme » ; cette vérité constitue le fond sur lequel s’enlèvera toute autre affirmation. Un homme ne commence jamais par se poser comme un individu d’un certain sexe : qu’il soit homme, cela va de soi. C’est d’une manière formelle, sur les registres des mairies et dans les déclarations d’identité que les rubriques : masculin, féminin, apparaissent comme symétriques. Le rapport des deux sexes n’est pas celui de deux électricités, de deux pôles : l’homme représente à la fois le positif et le neutre au point qu’on dit en français « les hommes » pour désigner les êtres humains, le sens singulier du mot « vir » s’étant assimilé au sens général du mot « homo ». La femme apparaît comme le négatif si bien que toute détermination lui est imputée comme limitation, sans réciprocité. Je me suis agacée parfois au cours de discussions abstraites d’entendre des hommes me dire : « Vous pensez telle chose parce que vous êtes une femme » ; mais je savais que ma seule défense, c’était de répondre : « Je la pense parce qu’elle est vraie » éliminant par là ma subjectivité ; il n’était pas question de répliquer : « Et vous pensez le contraire parce que vous êtes un homme » ; car il est entendu que le fait d’être un homme n’est pas une singularité ; un homme est dans son droit en étant homme, c’est la femme qui est dans son tort. […] L’homme se pense sans la femme. Elle ne se pense pas sans l’homme. Et elle n’est rien d’autre que ce que l’homme en décide ; ainsi on l’appelle « le sexe », voulant dire par là qu’elle apparaît essentiellement au mâle comme un être sexué : pour lui, elle est sexe, donc elle l’est absolument. Elle se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle ; elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre. […]

La perspective que nous adoptons, c’est celle de la morale existentialiste. Tout sujet se pose concrètement à travers des projets comme une transcendance ; il n’accomplit sa liberté que par son perpétuel dépassement vers d’autres libertés ; il n’y a d’autre justification de l’existence présente que son expansion vers un avenir indéfiniment ouvert. Chaque fois que la transcendance retombe en immanence il y a dégradation de l’existence en « en soi », de la liberté en facticité ; cette chute est une faute morale si elle est consentie par le sujet ; si elle lui est infligée, elle prend la figure d’une frustration et d’une oppression ; elle est dans les deux cas un mal absolu. Tout individu qui a le souci de justifier son existence éprouve celle-ci comme un besoin indéfini de se transcender. Or, ce qui définit d’une manière singulière la situation de la femme, c’est que, étant comme tout être humain, une liberté autonome, elle se découvre et se choisit dans un monde où les hommes lui imposent de s’assumer comme l’Autre : on prétend la figer en objet, et la vouer à l’immanence, puisque sa transcendance sera perpétuellement transcendée par une autre conscience essentielle et souveraine. Le drame de la femme, c’est ce conflit entre la revendication fondamentale de tout sujet qui se pose toujours comme l’essentiel et les exigences d’une situation qui la constitue comme inessentielle. Comment dans la condition féminine peut s’accomplir un être humain ? Quelles voies lui sont ouvertes ? Lesquelles aboutissent à des impasses ? Comment retrouver l’indépendance au sein de la dépendance ? Quelles circonstances limitent la liberté de la femme et peut-elle les dépasser ? Ce sont là les questions fondamentales que nous voudrions élucider. C’est dire que nous intéressant aux chances de l’individu, nous ne définirons pas ces chances en termes de bonheur, mais en termes de liberté. »

(Le deuxième sexe, Tome 1, Introduction, Gallimard, 1949)

Conférence

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  • 5 mars 2024
  • mardi, 19:00 à 20:30

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